Recension : "Fin du monde et petits fours" de E.Morena

1 novembre 2023 par
CONSTANT Laure
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Edouard Morena, Fin du monde et Petits fours Editions La Découverte, 2023, 168 P



Début février, Édouard Morena — professeur de sciences politiques à l'Université de Londres — signait «Fin du monde et petits fours », dans lequel il reprend le travail engagé en 2018 dans son premier livre, « Le coût de l'action climatique », s'attachant à démontrer comment le débat climatique et les politiques environnementales ont été orientées par un groupe d'individus partageant les mêmes intérêts. Au travers d'une enquête foisonnante, il relate la formation d'une «avant-garde éclairée» parmi les élites ayant conquis les investisseurs de la tech, les instances de gouvernances internationales, puis le mouvement de la jeunesse pour le climat — via des fonds philanthropiques, des cabinets de consultants et de communicants — et invite à réinterroger l'organisation des mobilisations climatiques à l'aune de cette influence. Selon Morena les initiatives récentes dénonçant le mode de vie des ultra-riches – telles que le suivi en ligne des jets privés – sont symptomatiques d'une focalisation du débat climatique sur les comportements individuels quand ce qui distingue l'empreinte climatique des plus fortunés n'est pas tant leur consommation que leur portefeuille d'investissements. Tout en leur conférant un pouvoir considérable sur l'économie, ces investissements les exposent cependant aux retombées financières du dérèglement climatique et, tandis que certains — conscients de la menace — se sont repliés sur l'entre-soi survivaliste, d'autres ont choisi de privilégier l'engagement et l'orientation des politiques climatiques. Baptisée « jet-set climatique » par le climatologue britannique Kevin Anderson, cette « nouvelle classe climatique » se serait adonnée à un « entrisme d'un genre particulier » visant à convertir d'autres riches à leur cause. (p.13) Ce groupe relativement restreint d'« experts, consultants, représentants d'ONG, célébrités, fondations, think tanks, hauts fonctionnaires, bureaucrates onusiens,

communicants et scientifiques », partagent l'idée selon laquelle leur « salut en tant que classe et la préservation de leur privilèges passe par la transition d'un capitalisme fossile à un capitalisme "vert" qui atténuerait la menace tout en créant de nouvelles opportunités d'enrichissement ». (p.14) C'est cette infrastructure - mélant individus, initiatives et organisations divers - que le livre se propose d'explorer afin de montrer que le cadrage dominant du débat climatique, basé sur le marché, la technologie et l'innovation, est le fait d'un écosystème d'activistes naviguant au fil des ans d'une organisation à l'autre pour avancer leurs solutions.


Dans un premier chapitre, Édouard Morena relate que c'est à Londres, au cours des années 2000, que s'est constituée l'« avant-garde éclairée » de cette nouvelle classe climatique avec la mise en place d'un premier système d'échange européen de quotas d'émission de CO2 en 2005 faisant de la City le centre névralgique de la nouvelle finance verte. (p 15) Plusieurs fonds activistes créés par d'anciens fonctionnaires onusiens, banquiers et gestionnaires d'actifs promoteurs du marché carbone s'y installent, dont la société d'un certain Al Gore. C'est Al Gore, explique Morena, fervent défenseur des nouvelles technologies dans les années quatre-vingt et siégeant au conseil d'administration d'Apple et Google depuis 2001, qui va réaliser un pont entre les investisseurs de Londres et de la Silicon Valley via sa société de gestion d'actifs Generation investment Management (GIM), dont sont clients Amazon, Microsoft, Alibaba et Google. Ses prescriptions vont renforcer « la croyance que la technoscience et le capitalisme peuvent et vont résoudre la crise climatique », relève la chercheuse Kate Ervine, et son documentaire « Une vérité qui dérange », vantant les mérites économiques de la transition écologique, est évoqué par plusieurs ultra-riches comme un élément clé de leur conversion à la cause climatique. (p.27) La conférence TED de son ami investisseur John Doerr, intitulée «Salut (et profits) dans la Green Tech», parachèvera l'alliance entre les milieux de la finance et des technologies en 2007, plusieurs figures de la tech créant alors des fonds d'investissements qui, au travers de réseaux plus ou moins formels tels que le Greentech Innovation Network, vont imposer leurs préférences en termes d'arrangements institutionnels et de politiques publiques. Le Greentech Innovation Network inspirera notamment, dès 2006, le « Global Warming Solutions Act » du gouverneur californien Arnold Schwarzenegger. Morena résumant ainsi : « Il s'agissait de fusionner le "consensus de la Silicon Valley" — l'idée que l'innovation et les entrepreneurs visionnaires vont redynamiser l'ensemble de l'économie — avec le « consensus de Wall Street » — l'idée que c'est à l'État de prendre en charge les risques associés aux investissements privés. (p.33) Mais la crise de 2007-2008 révèle, selon lui, la vulnérabilité financière du secteur et sa dépendance à l'égard des États. Les activistes climatiques décident alors d'investir les négociations onusiennes afin d'en orienter les débats. Plusieurs initiatives – l'Alliance for Climate Protect, d'Al Gore ; la Climate Policy Initiative, de Georges Soros ; le Carbon War Room, de Richard Branson — ainsi que des fondations philanthropiques se forment en vue d'orienter le processus de négociations de la Conférence de Copenhague sur le climat de 2009 (COP15). Pour Morena, les fondations philanthropiques ont un rôle particulier à jouer en ce qu'elles brouillent la frontière entre altruisme et intérêt personnel et contribuent à légitimer les ultra-riches. Cette « philanthropie égocentrique ne "met pas seulement en scène la fusion politique et culturelle du capitalisme et de l'environnement sous le nom de capitalisme vert [mais] participe également à l'accroissement des fondements économiques du pouvoir bourgeois en faisant de l'entrepreneur une figure centrale de la politique climatique"». (p.41)


L'auteur relate ensuite en second chapitre comment ce réseau d'individus interconnectés a permis d'étendre les mécanismes de marchandisation du carbone aux espaces naturels, générant un néocolonialisme vert au travers d'une enclosure d'un nouveau genre. (p.71) En Écosse, illustre-t-il, une poignée de nouveaux «lairds verts» (0,025 % de la population) possèdent désormais 67 % des terres rurales. (p. 44) « Dès le lendemain de la crise financière, les ultra-riches ont compris l'intérêt d'investir dans le foncier pour diversifier leur portefeuille, précise Morena, mais la crise climatique n'a fait qu'accentuer le phénomène ». (p.41) Et c'est, selon lui, la COP15 de 2009 qui a constitué un tournant dans ce nouvel accaparement en incluant, pour la première fois, la « déforestation évitée » dans les mécanismes du marché carbone. Il aurait ainsi permis, explique-t-il, d'intégrer les pays forestiers du Sud - et surtout leurs élites - à l'effort global, tout en offrant aux gros pollueurs un mécanisme de compensation de leurs émissions. Baptisée REDD (pour Réduction des émissions provenant de la déforestation et de la dégradation des forêts), figurait déjà, in extremis, en marge du texte de l'accord de la COP 13 de 2007, via les efforts du délégué de Papouasie Nouvelle Guinée, Kevin Conrad - né aux États-Unis et diplômé de Columbia -, et de la coalition qu'il présidait avec son professeur à Columbia : la Coalition for Rainforest Nations (CfRN). Coalition qui, poursuit Morena, avait été crédibilisee par le Costa Rica et la famille Figueres - dirigeants du pays, puis de nombreuses Institutions et ONG climatiques - qui ont vendu des crédits carbone forestier à la Norvège et aux États-Unis dès 1996. Christina Figueres, qui sera directrice exécutive de la convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) de 2010 à 2016, avait auparavant fondé, en 1994, une ONG spécialisée dans les instruments financiers verts, tout en oeuvrant en parallèle à l'adoption du Mécanisme de développement propre (MDP) : un des deux mécanismes de compensation inclus dans le protocole de Kyoto. Elle représentait en sus le Costa Rica dans le cadre des négociations climatiques, était administratrice de l'ONG Winrock International — promouvant les solutions de marché — et conseillère au sein de CQuest Capital — une société de courtage spécialisée dans la compensation carbone. Fort de plusieurs autres exemples, Morena illustre comment un réseau d'individus, naviguant entre entités publiques et privées, ont contribué à « produire une culture commune de l'enjeu climatique et des meilleurs façons d'y répondre » et imposé les mécanismes de compensation carbone, malgré de forts doutes sur leur efficacité (p.64). Grâce aux Paradise Papers de 2017, on a par ailleurs découvert que la plupart des grandes propriétaires de l'aristocratie conservatrice britanniques — au premier rang desquels le Prince Charles, lui-même fondateur du Prince's Rainforests Project — se sont rapprochés des investisseurs technophiles précédemment engagés sur le climat opérant « la jonction entre trois mondes : celui des riches propriétaires fonciers, celui de la conservation et celui de la finance verte » afin d'appuyer les solutions de compensation carbone dont ils pourraient bénéficier. (p. 67)


« Lorsqu'ils ne misent pas sur le renchérissement du prix du carbone, les riches et leurs conseils parient sur l'insécurité alimentaire et l'augmentation de la demande de denrées agricoles », explique Morena, à l'image de Bill Gates : devenu plus grand propriétaire privé de terres agricoles des États-Unis en 2018. (p.48) À l'instar de la philanthropie climatique, l'achat de terres s'avère doublement rentable puisqu'il leur permettrait aussi de verdir leur image et légitimer leur mode de vie. Outre des ultra-riches désireux de diversifier leur portefeuille, de nouveaux « entrepreneurs du climat » seraient apparus via l'adoption des mécanismes de compensation forestière, constituant tout un écosystème d'intermédiaires allant des certificateurs, aux monteurs de projets, en passant par des lobbyistes. Certaines grandes ONG - telle que Conservation International ou The Nature Conservancy - joueraient aussi les gestionnaires de crédits carbone pour le compte d'États ou de grands propriétaires, recyclant ainsi les pratiques anciennes d'expropriation à des fins de conservation.


Parmi la multitude d'acteurs cités au sein de cet écosystème d'activistes climatiques un nom revient à plusieurs reprises : McKinsey & Co. Le cabinet de conseil tentaculaire fut en effet l'un des piliers de l'avancement des solutions climatiques basées sur la marchandisation et la technoscience selon Morena. C'est l'objet du troisième chapitre qui expose qu'après une première tentative avortée à la fin des années 1990, « la Firme» s'est de nouveau engagée dans le conseil en stratégie environnementale à partir des années 2006-2007, en transposant la science climatique en outils d'aide à la décision à destination des décideurs. Forte de son réseau d’anciens consultants, de contacts aux seins des conseils d’administration, des cabinets ministériels et d'écoles prestigieuses — et via son think-tank et la revue qu'elle publie — McKinsey disposait d'après Morena, d’une « capacité inégalée à identifier les dernières idées et tendances, [...] se les réapproprier [...] et les revendre à ses clients sous la forme de présentation PowerPoint ». (p.76) C'est McKinsey qui aurait, raconte-t-il, introduit l'idée de compensation carbone en 1989 via son travail pour le ministère de l'environnement des Pays-Bas et aurait « contribué à promouvoir une vision techniciste et faussement dépolitisée de l'enjeu climatique » via son rapport « Economics of Climate Change » de 2006 et sa courbe des coûts marginaux de réduction des émissions. Cette courbe des coûts, publiée début 2007, offre alors, explique Morena, un « sentiment de rationalité et de crédibilité scientifique à un récit enchanteur centré sur la croissance, les mécanismes de marché, les entreprises et investisseurs et l'innovation de carbone ». (p. 84) Face à l'engouement qu'elle suscite, McKinsey se dote d'un service dédié au climat — le Climate Change Special Initiative — « afin de décliner la courbe des coûts à toutes les sauces » et la vendre aux gouvernements, syndicats, lobbies et ONGs. (p.85) La firme produit alors un flux ininterrompu de rapports, articles et interventions pour « occuper le terrain et se crédibiliser ». (p.88) Dans un document interne, les consultants sont par ailleurs sommés « d'entretenir des relations durables avec les leaders du secteur » et se rapprochent donc de grandes ONG qui constitueront un précieux relais pour faire connaître les travaux de McKinsey auprès des décideurs politiques. Certains consultants occupent alors des postes de direction au sein d'ONG probusiness et intègrent l'administration Obama. Le cas états-uniens est révélateur, selon Morena, de l'ambition plus profonde des consultants de McKinsey pour qui la courbe des coûts n'a jamais constitué une « fin en soi » mais a servi à leur procurer la légitimité nécessaire pour peser sur le débat climatique et orienter les discussions du prochain accord international. La courbe des coûts était une « voie d'entrée à la CCNUCC », explique-t-il, mais la firme devait réussir à lever des fonds et décrocher des contrats pour travailler sur la COP15 : ce sera le « Project Catalyst » (p.93)


Via d'anciens consultants, McKinsey développe alors un argumentaire à destination des fondations philanthropiques et intègre le Climate Work, une « fondation de fondations » — elle-même créée par un ancien consultant McKinsey en 2008 — qui financera le Project Catalyst visant à mettre des outils d'aide à la décision et encadrer les discussions des négociateurs onusiens de la prochaine conférence sur le climat. « Se présentant comme une simple "machine à réponses" pour négociateurs, le Project Catalyst, officiellement lancé en mai 2008, était en réalité porteur d'une vision particulière de la transition bas carbone, de l'architecture du futur accord et de la gouvernance internationale du climat », explique Morena précisant que, bien qu'en phase avec les positions de nombreux acteurs climatique international de l'époque, c'est la stratégie mise en œuvre pour le réaliser qui rompait avec les pratiques dominantes. Le Project Catalyst se fondera en effet sur une approche élitiste et ciblée se posant de facto comme une «arène alternative - voire dissidente -» au cadre onusien. Il rassemble une centaine d'acteurs triés sur le volet, comprenant aussi des acteurs non étatiques — représentants d'entreprises, de grandes ONG, de thinks tanks et fondations — « traités sur un pied d'égalité avec les représentants de gouvernement ». (p.99) Le Project Catalyst constituait ainsi la partie visible d'une diplomatie parallèle et indépendante du cadre interétatique qui a précipité, selon Morena, l'échec des négociations. Les consultants de McKinsey ont ainsi été accusés d'avoir contribué au « texte danois », un projet d'accord développé en parallèle du processus de la CCNUCC et dévoilé par la presse en pleine COP15. Ce texte parallèle et les rencontres organisées par McKinsey ont marqué une rupture symbolique avec l'approche traditionnelle visant la construction d'un consensus avec l'ensemble des parties signataires, relate Morena. Après l'échec de la COP15, McKinsey, décrédibilisée, se tournera vers le conseil stratégique auprès des gouvernements du Sud mais l'échec de Copenhague sera également imputé aux activistes alors mobilisés dans les rues pour dénoncer l'accord et à leur résonance médiatique. Pour réussir à « normaliser le capitalisme vert », poursuit Morena, la stratégie sera désormais de contrôler le discours via des communicants et des experts en relations publiques.


Le quatrième chapitre est ainsi consacré aux experts en communication — travailleurs indépendants, salariés d'ONG, de thinks tanks ou d'agences spécialisés — qui se sont activés en amont de la COP21 pour en faire une réussite diplomatique et médiatique. « Cette communauté des communicants climatiques s'active non seulement à la mise à l'agenda de l'enjeu climatique mais également à la "normalisation" de certaines solutions technologiques et de marché [...] Bien qu'ils s'en défendent, ils sont des acteurs du débat à part entière », justifie Morena. (p.105) Le Global Strategic Communication Council (GSCC) rassemble alors une centaine d'experts en communication dans une quinzaine de pays et est ainsi « au cœur de l'effort international de construction de l'accord de Paris ». À sa tête, se trouve Tom Brookes, ancien directeur des relations publiques pour Apple et Microsoft. Avec l'appui des fondations philanthropiques actives sur le climat le GSCC offre ses services aux acteurs jugés influents, leur prodiguant conseils et éléments de langage. Selon un document interne de présentation du réseau, les membres du GSCC s'activent auprès des journalistes pour les tenir « au courant des dernières nouvelles, histoires et rapports qui confirment le besoin d'une transition bas carbone ou qui offrent des solutions sur la manière d'accélérer cette transition ». (p. 107) Afin de créer une « dynamique » autour de la COP21, le GSCC va chercher à coordonner et aligner les discours en marge des négociations et notamment à l'occasion des grands sommets internationaux précédents : le G7, le G20 ou la conférence de Rio. Durant les négociations, ils feront également pression sur les scientifiques, les ONG et les journalistes pour qu'ils ne critiquent pas le texte de l'accord, relate Morena. « Alors que, par le passé, la science du climat, notamment dans le cadre du GIEC, se bornait à présenter des faits et exposer le problème, elle était désormais sommée de descendre de sa tour d'ivoire et de concourir à un ”résultat positif" », analyse-t-il. (p.109) Les scientifiques du GIEC ont ainsi reçu les conseils du GSCC qui coordonne également les relations presse et rédige les compte-rendus, notes de synthèses et argumentaires à destination des journalistes à la sortie du cinquième rapport d'évaluation sur le climat. L'objectif de l'accord, remarque Morena, n'est en outre plus d'harmoniser les législations nationales mais de définir des objectifs globaux. « L'accord de Paris a marqué le passage vers un mode de gouvernance où les traités internationaux " apparaissent de plus en plus comme des outils stratégiques et performatifs dont la vocation [est] d'influer sur les attentes et les croyances des acteurs identifiés comme centraux" ». (p. 113) En s'axant sur un objectif global de température et sur des engagements volontaires, l'accord de Paris fait passer la gouvernance climatique dans un « nouveau régime incantatoire » basé sur la production de récits, de momentums et de signaux.


Les stratégies de communication adoptées s'inspirent, par ailleurs, de celles déployées par l'industrie fossile depuis les années 60. Des communicants « progressistes » « importent les méthodes de leurs homologues du secteur fossile et les redéploient au service de la cause environnementale ». (p. 115). C'est en important les méthodes de la communication de masse au sein du mouvement environnemental, que ces communicants ont contribué à dépolitiser les enjeux, estime Morena, en simplifiant le message via l'apposition d'un cadrage binaire «pour» ou «contre» le climat, «en faveur» ou «opposé» à l'action, ou «pro»ou «anti» science. Ce binarisme a eu pour double effet de favoriser le greenwashing des entreprises — qui pouvaient désormais se prévaloir d'être des « acteurs positifs » du débat, dès lors qu'ils en acceptaient le solutionnisme technologique — et il a permis d'étouffer tout discours critique au sein du mouvement climat lui-même. De fait, de grandes entreprises écocidaires — telles que Shell ou BP — ont affiché leur soutien et participé à divers initiatives, coalitions et plateformes, dès les années 90 et promu leurs engagements sur des normes volontaires RSE (responsabilité sociale des entreprises), tout en restant membres de groupes de pression climato-sceptiques. Outre la dichotomie pro versus anti climat, les communicants ont aussi su mobiliser le registre de « l'urgence » afin d'appeler à « l'union sacrée » et faire taire les voix discordantes. (p. 119)


Au lendemain de l'échec de Copenhague, les communicants se seraient également attelés à recruter de nouveaux « leaders d'opinion climatique », poursuit Morena, afin d'occuper l'espace médiatique. « Maires de grandes villes, capitaines d'industrie, investisseurs, gourous de la tech, milliardaires philanthropes, acteurs hollywoodiens ou encore scientifiques », ces leaders d'opinion constituent « une pièce maîtresse du régime de gouvernance climatique issu de la COP21 », mettant leur capital culturel et symbolique au service du capitalisme climatique en relayant ses messages. (p.120) Cumulant titres et distinctions, ces leaders d'opinion se côtoient au sein d'alliances et de plateformes climatiques et siègent aux conseils d'administration de fondations, d'ONG et de think tanks. « Ils participent à l'effort de simplification et de dépolitisation des enjeux [...] faisant de la lutte climatique "une question d'ajustements réalistes plutôt que de changement structurel" », explique Morena, soulignant que « la frontière entre leaders d'opinion climatiques et élites économiques est volontairement ténue : Les premiers participant à un effort plus large de légitimation des secondes ». (p.122) Christiana Figueres, Al Gore, Arnold Schwarzenegger, Ajay Banga - directeur de MasterCard et fraîchement nommé à la tête de la Banque Mondiale - font partie de cet écosystème de leaders d'opinion aux multiples casquettes. « Les leaders et leadeuses d'opinion climatiques peuplent un univers parallèle de faux-semblants où les sommets pour l'action climatique et autres événements sont leurs villages Potemkine, des décors en carton pâte en complet décalage avec la réalité. À force de participer et d'alimenter cet entre-soi, ils et elles finissent par y succomber ou, tout au moins, à en devenir accros. Ils se mettent à croire aux histoires qu'ils racontent et dont ils sont les principaux personnages », résume Morena. (p. 126) En exploitant le registre des émotions dans leurs interventions, tant pour susciter la prise de conscience que neutraliser toute critique à l'égard du capitalisme vert, ils contribueraient à réduire les oppositions à un problème de communication.


Dans un cinquième et dernier chapitre, Édouard Morena décrit comment la « jet set climatique » a également su neutraliser et se réapproprier le potentiel subversif du mouvement climat initié, en 2019, par les grèves climatiques de Fridays For Future (FFF) et les actions de désobéissance civile d'Extinction Rebellion (XR). Réappropriation symbolisée, selon lui, par la standing ovation qui a suivi le réquisitoire de Greta Thunberg devant le parterre de hauts dirigeants et de personnalités politiques et économiques au Forum de Davos de 2020. Pour ce faire, les élites climatiques auraient exploité les faiblesses du mouvement climat « et notamment, ses difficultés à s'extraire d'un agenda climatique international dont le séquençage et l'orientation répondent en priorité aux intérêts des élites climatiques ». (p. 133) Pour les fondateurs du GIEC et de la Convention cadre sur le climat, les ONG étaient essentielles au processus nouvellement créé, estime Morena, de par leur capacité à légitimer les enjeux environnementaux sans la « lenteur glaciale » et les « considérations politiques qui contraignent les initiatives gouvernementales ». (p. 134) Les quelques ONG qui composaient alors le mouvement climat étaient donc perçues par les élites comme une force d'appui au processus onusien. Le réseau Climate Action Network (CAN), créé en 1989, incarnait ainsi ce « cadrage initial et ce rapport symbiotique entre mouvement climat et processus onésien ». (p. 135) Mais le monopole et l'approche du CAN est remis en cause à partir des années 2000. « Plus la réalité de la crise climatique se faisait sentir, plus la science faisait consensus, plus l'orientation du débat reflétait les intérêts de certaines élites économiques, et plus la proximité entre le CAN et le processus officiel devenait problématique au lieu de certains », relate Morena. (Ibid.) Face à la réticence croissante à critiquer l'engagement des Etats, à la marginalisation des enjeux de justice, et la foi démesurée dans les mécanismes de marché et la technologie, des voix s'élèvent alors à l'intérieur du réseau et parmi les nouvelles organisations fraîchement reconnues par la CCNUCC. Lors de la Conférence de Bali en 2007, les déçus du CAN se rassemblent en un nouveau réseau : Climate Justice Now ! (CJN!). C'est à cette même conférence, rappelle Morena, que les mécanismes de marché ont été placés au cœur du processus de négociation. Cependant, la montée en puissance d'une frange plus radicale du mouvement climat n'a pas entraîné de décrochage vis-à-vis du processus climatique onusien. Comme l'explique un coordinateur du réseau Global Campaign to Demand Climate Justice, cité par Morena, la COP « est un événement majeur du calendrier climatique. Elle occupe une place centrale, et de nombreuses activités finissent par être centrées sur [elle] ». (p.137) Les conférences climatiques onusiennes représentent donc un « point d'ancrage indispensable » aux divers acteurs du mouvement climat. En outre, poursuit Morena, plutôt que de dénigrer et chercher à se distancier des acteurs plus radicaux, les élites ont pris conscience de l'importance de canaliser les mobilisations en marge des réunions internationales sur le climat — à l'image de Laurent Fabius, Ségolène Royal et Al Gore participant à la People's Climate March de New York en septembre 2014. Au-delà de ce soutien symbolique, les élites climatiques ont entrepris de financer plusieurs ONG spécialisées dans l'organisation de mobilisations — dont Avaaz.org — ayant joué un rôle dans l'orchestration de campagnes et de journées d'action qui soutenaient la finalisation des accords au travers de slogans («seal the deal») et leur donnaient « un semblant d'élan populaire ». (p. 139) En parallèle, les élites climatiques ont fait pression sur le mouvement climat en contrôlant les flux de financement, notamment au travers de l'International Politics and Policy Initiative (IPPI), une plateforme de « coopération philanthropique créée en 2011, pour "[développer] des stratégies conjointes de partage de ressources et d'alignement des financements dans le domaine de la gouvernance climatique internationale" ». (p 139) Ainsi, la monté en puissance d'Extinction Rebellion et de Fridays For Future a été accueillie avec bienveillance par les élites climatiques, rappelle Morena, — Al Gore, Christiana Figueres, Arnold Schwarzenegger, Leonardo DiCaprio ou encore Richard Branson ont exprimé leur soutien et se sont affichés à leur côté —, leur priorité étant de les « interpréter et les mettre au service de leurs intérêts ». Elles signifiaient ainsi que les élites et le mouvement climat étaient dans le même « camp », unis face à l'inaction des décideurs politiques. Ce faisant, ils affermissent un peu plus le tropisme libéral selon lequel les solutions doivent venir de la « société civile ».

Comme pour les scientifiques du GIEC, le Global Strategic Communication Council (GSCC) a prodigué des conseils gratuits aux activistes du mouvement climat et leur a fourni des outils d'aide à la communication. Certains entrepreneurs climatiques chercheraient désormais à « uberiser le mouvement climat », estime Morena, en offrant un soutien ponctuel aux mobilisations à l'image des milliardaires ayant créé le Climate Emergency Fund en 2019. Pour Morena, cette logique entrepreneuriale de la mobilisation climatique transparaît dans le vocabulaire employé qui qualifie les mouvements de «start-up innovantes», de « solution puissante et rentable ». (p. 146) Les nouvelles organisations du mouvement climat auraient ainsi l'avantage d'être « plus agiles », « moins bureaucratiques » et « moins coûteuses » que les ONG traditionnelles, contribuant — là encore — à légitimer l'innovation privée. « En conditionnant leur soutien à l'adoption d'une logique et des pratiques entrepreneuriales, ils contribuent un peu plus à les ancrer au cœur du mouvement climat, y compris chez ses éléments les plus radicaux, et ce, au détriment de modèles alternatifs d'organisation, plus adaptés aux réalités du terrain et aux enjeux de la justice climatique. (p.147). Ici, on remarquera volontier cette volonté d'intégrer les mouvements de la jeunesse aux mécanismes institutionnelles avec la nomination, fin juillet 2020, de sept jeunes « conseillers climat » au sein d'un « groupe consultatif de la jeunesse sur les changements climatiques », chargés de « fournir des perspectives, des idées et des solutions qui [...] aideront à intensifier l’action climatique » en vue de préparer la COP26. On retrouve également certains vocables du lexique entrepreneurial pour justifier l'initiative, le directeur de l'ONU, Antonio Guterres, évoquant un « leadership audacieux » qui s'est illustré « des grèves scolaires aux manifestations en passant par des innovations ». (Margaux Lacroux, « À l'ONU, des jeunes conseillers accueillis dans un climat favorable », Libération, 30/10/21)


Les explications données par les représentants d'XR pour justifier l'appui du Climate Emergency Fund sonts révélatrices, selon Morena d'une « méconnaissance des intentions » des ultra-riches qui les financent car si la crise climatique les inquiète effectivement, leur inquiétude renvoie à des enjeux qui leur sont propres et, au premier chef, leur statut de classe. Bien qu'ils aient intérêt à éviter « l'iceberg climatique », résume-t-il, ce sont eux qui bénéficieront des canaux et des gilets de sauvetage sur le Titanic planétaire et, s'ils choisissent de financer certaines mobilisations, c'est pour mieux asseoir leur contrôle du navire et préserver leurs intérêts économiques et leur pouvoir. Il est donc nécessaire, juge Morena, d'interroger les raisons profondes qui poussent le MEDEF ou le Forum de Davos à inviter des « trouble-fête;», tels que Greta Thunberg ou Aurélien Barreau. (p. 150) Et si ces tribunes offertes étaient moins l'expression d'une évolution des élites que le reflet de la faiblesse structurelle d'un mouvement climat qui ne constituerait pas une réelle menace pour l'ordre établi mais une force d'appui malgré lui ? Une remise en cause du mouvement climat, si dérangeante qu'elle puisse être, est néanmoins indispensable, juge Morena, car « une transition juste ne pourra aboutir sans rupture nette avec les élites et leur calendrier climatique mortifère ». (p. 150) Et la réappropriation récente des questions de justice par les élites, après les mouvements des gilets jaunes, de #MeToo ou des Black Lives Matter, ne serait qu'un artifice, poursuit-il, qui ne changent rien à leur projet politique hégémonique, centré sur le solutionnisme technologique, le marché et la prise en charge des risques et des coûts de la transition par la collectivité. « C'est à ce projet hégémonique qu'il faudrait désormais s'attaquer », juge Morena.


Reprenant son postulat de départ, Édouard Morena invite, en conclusion, à ne pas considérer les riches comme de simples symboles de surconsommation et de gros émetteurs de carbone, mais comme des acteurs engagés et influents du débat qui « délimitent et imposent le champ des possibles en matière d'action climatique ». Il est nécessaire, selon lui, de rappeler que l'urgence est « climatique et sociale » et de dénoncer la complaisance des leaders d'opinion climatique envers les puissances d'argent. Il appelle également à mettre en œuvre une nouvelle théorie de l'organisation politique permettant à la fois de s'émanciper du cadre imposé par les élites et d'engager un rapport de force avec elles. S'appuyant sur les travaux de Rodrigo Nunes dans « Neither Vertical nor Horizonral » (2021), il estime nécessaire de « dépasser les binarismes organisationnels verticalité/horizontalité, centralisation/décentralisation, unité/diversité, organisation/spontanéité, parti/mouvement ». En continuant à « pointer du doigt la responsabilité des ultra-riches dans la crise climatique », estime-t-il, on « crée les conditions d'un écosystème [de luttes] qui rassemble au-delà du seul mouvement climat » car les politiques climatiques mises en œuvre à leur profit sont non seulement inefficaces mais « font injustement peser le risque et le coût financier des politiques de transition sur la collectivité » et « sont autant de milliards non investis dans les services publics ».


Si l'ouvrage permet un recentrage salutaire sur les questions d'inégalités sociales et réintroduit la perspective marxiste au sein du débat climatique, tout en offrant un aperçu de la complexité des jeux d'influence à l'oeuvre, il pâtit néanmoins d'un manque d'assise théorique. Il néglige ainsi d'exposer les mécanismes structurels inhérents au capitalisme qui président à l'accaparement des ressources et à l'hégémonie culturelle des élites politiques et économiques et souffre de ce fait de plusieurs lacunes. D'un point de vue écomarxiste, la marchandisation du carbone n'est que l'ultime facette de l'appropriation et l'exploitation des ressources inhérentes au mode de production intrinsèquement expansionniste du capitalisme (voir, par exemple, les ouvrages de John Bellamy Foster ou Kohei Saito). On pourrait également faire valoir que la diffusion des enjeux climatiques au sein des instances de gouvernances internationales n'est pas tant révélatrice d'une «nouvelle classe climatique» en soi que le développement d'un courant éco-capitaliste au sein même de la classe dominante. Au-delà des lectures matérialistes, le phénomène évoque également l'intégration de la critique écologique et le redéploiement du capitalisme au travers de nouvelles conventions, tel que théorisés par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans « Le nouvel esprit du capitalisme», paru en 1999. De même, on peut objecter que la diffusion des principes néolibéraux et l'avènement d'une « gouvernance incantatoire », dominée par la communication performative et l'idéologie managériale, n'est pas spécifique aux enjeux climatiques mais symptomatique de la «contre-révolution néolibérale» depuis les années 1980. En omettant la dimension structurelle des phénomènes relatés, le livre se prête — sciemment ou non — à certains biais d'attribution et prend le risque de verser dans les thèses conspirationnistes qui voient dans les intérêts partagés et l'entre-soi de classe une machination plus ou moins concertée et organisée. Aussi, la repolitisation partielle qu'autorise l'enquête néglige-t-elle également d'aborder certaines problématiques qui transcendent les antagonismes de classes, notamment quant à la technique, le travail ou le positivisme scientifique. Enfin, on ne peut s'empêcher de penser que la réorganisation des mouvements écologiques propice à l'instauration d'un rapport de force, appelée de ses vœux par l'auteur, s'est incarnée depuis 2021 par la création du collectif des Soulèvements de la Terre.


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