Recension : "Le mur énergétique du capital" de S.Aumercier

15 janvier 2024 par
CONSTANT Laure
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Réconcilier luttes sociales et luttes écologistes, et trancher véritablement la question du salut par la technologie qui ponctue les controverses au sein même des différents mouvements, c’est ce qu’ambitionne Sandrine Aumercier dans cet ouvrage. Elle s’attache ainsi à décrire les dynamiques qui poussent la production capitaliste à épuiser « les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ». Face à l’obsolescence de catégories conceptuelles qui ne parviennent plus à se saisir de la crise, elle entend esquisser une troisième voie qui permettrait de sortir de l’impasse théorique – loin de la « croissance verte », d’un post-capitalisme techno-optimiste ou des utopies réactionnaires.Partant de la crise de l’énergie et de ses solutions en forme de mirage, elle met en évidence que la question énergétique a jalonné le développement du capitalisme dès l’origine et est inhérente à ses contradictions internes. La théorisation d’une raréfaction inexorable des ressources énergétiques constituait déjà une épée de Damoclès pour le capital bien avant les retombées du dérèglement climatique. Le capital ne puisant qu’aux sources d’énergie les plus rentables, l’adoption d’énergies alternatives n’a donc été envisagée qu’en réaction à une concurrence mondiale accrue – le charbon restant, au demeurant, la première source d’énergie mondiale (2018). Et l’autrice de souligner :« Les annonces de “neutralité carbone” tentent de sauver l’économie de la fin du pétrole pas cher et non le climat ; elles enfoncent le monde dans un extractivisme frénétique qui épuisera les dernières ressources terrestres au nom du salut climatique ; elles effectuent les substitutions énergétiques les plus désespérées dans le seul but que le capitalisme se survive, sans même diminuer la consommation globale d’énergie fossile ; et elles le font désormais avec la bénédiction du vote vert. »(p. 44)On constate, en effet, que les promesses d’économie « dématérialisée » entrent de plus en plus en dissonance avec le bourgeonnement de nouveaux projets miniers qui témoigne d’un simple déplacement des nuisances. Pourtant, la conscience de la finitude des ressources susceptibles d’être converties en énergie est apparue avec le début de la mécanisation. Les préoccupations quant à la rareté du charbon sont formulées aux premières heures de la révolution industrielle, tempérées dès 1869 par une foi inextinguible en l’innovation. Si les théoriciens libéraux cherchent depuis longtemps à intégrer la déplétion des ressources dans les indicateurs macroéconomiques – le « Nobel d’économie » Robert Solow soulignant en 1993 l’importance de considérer tout ce qui est « matériel ou immatériel » comme un stock de capital à indexer –, il ne s’agit in fine que d’objectiver l’abstraction fondatrice de la théorie économique : le principe de rareté. L’économie ayant pour objet d’augmenter la richesse sociale, c’est-à-dire le nombre de choses utiles qui existent en quantité limitée, ce principe introduit un régime de création de richesse sur le mode du tonneau percé. Dès lors, « on ne saurait poursuivre le même mode de vie en plus économe » (p. 70). Les flux exponentiels et l’infrastructure mondialisée doivent être maintenus pour la simple continuation de ce mode de production. La généralisation des « énergies renouvelables » (dont la fabrication, le stockage ou le recyclage sont rarement appréhendés) reste impensable sans un réseau mondial qui coordonne les approvisionnements, lui-même dépendant de marchés financiers qui contribuent à la pérennisation des interdépendances. Par conséquent, une contraction des échelles de production détruirait en même temps les produits permis à cette échelle.Il s’ensuit que la question énergétique ne peut être appréhendée indépendamment de la structure sociale qui l’a créée. L’autrice introduit le paradigme énergétique en s’arrêtant aux premières recherches que suscite la machine à vapeur quant à la conservation et la déperdition d’énergie. Le principe d’entropie, qui pose la dissipation d’énergie, est énoncé dès 1865. Dès lors, avec la thermodynamique, on n’a de cesse de chercher un mouvement perpétuel pourtant établi comme impossible, comme si la limite absolue n’avait été énoncée que pour être repoussée. Cette quête prométhéenne va stimuler l’essor d’une anthropomorphisation des machines – qui enfantera plus tard la robotisation et le transhumanisme – et contribue à l’adoption de représentations énergéticiennes de la société comme « métabolisme social ». L’énergétique donne les bases d’un programme productiviste total et, avec lui, l’idée d’un développement sociétal cumulatif et exponentiel. L’organisation capitaliste est ainsi la première qui synthétise les éléments de ce que l’historien Moishe Postone appelle une « dynamique directionnelle ». Le paradoxe de cette idée de Progrès absolu est qu’elle demeure aveugle aux destructions relatives que celui-ci engendre. La dissipation d’énergie que coûte une certaine opération ne peut être simultanément récupérée ailleurs. Ainsi, l’énergie « économisée » par l’utilisation d’une machine à un endroit, sera largement dépensée ailleurs et la quête de cet optimum autoréférentiel est condamnée à l’échec, se traduisant par la « combustion » de l’intégralité du vivant. « Il n’y a pas de progrès, seulement une vitrine mirobolante cachant de sales arrière-cours », remarque l’autrice (p. 103). Surtout, le Progrès comme « volonté de puissance » – entendue comme principe abstrait d’accumulation matérielle indéfinie qui doit transcender toutes les sociétés – est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Il marque un saut qualitatif de formes de domination personnelle à la domination d’un principe abstrait, (sans que les premières cessent d’exister). Nicholas Georgescu-Roegen, dans le recueil La décroissance, souligne le rapport intrinsèque entre l’économie et cette dissipation accélérée d’énergie et de matière, mettant le doigt sur le mur infranchissable du développement technologique. L’optimisme technoscientifique refuse pourtant toujours d’examiner les coûts énergétiques abyssaux sacrifiés à la quête d’une découverte hypothétique consacrant un mouvement perpétuel ou, à défaut, « de minuscules améliorations locales de l’efficience énergétique proclamées “grande avancée” pour faire patienter les peuples impatients » (p. 122). Quand bien même il nécessiterait toutes les ressources existantes, nous parierions toujours sur sa capacité à atteindre un point de renversement des lois matérielles qui permettrait à terme une restauration de la planète, voire une terraformation spatiale. L’expansion technoscientifique, toujours plus dépendante d’instruments de précision sans lesquels plus aucune avancée ne devient possible, présente à terme les mêmes impossibilités matérielles que l’industrie car les deux sont intrinsèquement liées.Cette histoire de la technologie, indissociable de celle du capitalisme, est abordée en deuxième chapitre. La mise en place de la machine-outil permet, en effet, d’imposer le mode de production capitaliste qui sera fondé sur une substituabilité des facteurs de production comme synthèse des rapports sociaux, remplaçant par là les systèmes de parenté, les cosmogonies ou les fonctions honorifiques qui prévalaient jusque-là dans l’organisation de la reproduction sociale. C’est l’énergie – prise comme force de travail humaine ou non humaine – qui permet d’enrôler l’ensemble des forces productives disponibles au sein de cette nouvelle organisation sociale réduisant peu à peu l’univers à une vaste usine dont il faut exploiter et optimiser les performances afin d’en faire des marchandises, c’est-à-dire de simples sous-produits d’un processus de création de valeur, les besoins apparus sous le capitalisme étant générés par lui. Partant, les tentatives de donner un fondement scientifique à l’économie sont d’une logique foncièrement mécaniste et les théories macroéconomiques empruntent énormément à l’ingénierie. Dès 1699, l’ingénieur Guillaume Amontons calcule comment substituer l’action du feu à la force des hommes et des chevaux pour mouvoir les machines. Il confère ainsi une généralité à la notion de travail qui rend toutes les formes de travail mécanique commensurables entre elles – en complète adéquation avec la science économique naissante. L’ingénieur Charles Augustin Coulomb dégage quant à lui, en 1821, le concept de « rendement » sur lequel va se fonder la mécanique industrielle. L’ingénierie met ainsi au point le principe d’efficience qui est au fondement de l’économie moderne participant, quant à elle, à la généralisation de l’énergie comme paradigme universel.S’agissant de ramener les coûts du travail humain ou non-humain à une unité énergétique, c’est cette loi de substitution et l’impératif de croissance étendus à l’ensemble de la société – et non la propriété des moyens de production – qui va opérer le renversement de domination dans les rapports sociaux, d’une forme personnelle à une forme abstraite. La société n’est alors plus conçue que comme l’ensemble des structures gouvernant la captation de ressources. De fait, un vide sidéral règne autour du « fait social » qui a pourtant fondé la cohésion des groupes humains pendant des millénaires. Cette loi de substitution condamne par ailleurs la part du travail vivant, moins rentable, à se réduire inexorablement face aux machines bien qu’il demeure indispensable à leur fonctionnement. Se faisant, le capitalisme voit se contracter inexorablement la masse totale de valeur-travail qui menace peu à peu les bases mêmes de sa reproduction (selon les théories de Rosa Luxemburg, Henryk Grossman ou Robert Kurz). Les travailleurs superflus font grossir peu à peu les rangs d’une armée de réserve qui répond aux besoins d’un cycle industriel imposant désormais son rythme à l’ensemble des travailleurs et détruisant dans le même temps les liens sociaux antérieurs. La paupérisation et la création d’une masse de travailleurs superflus est l’une des conséquences inéluctable de ce processus. Par ailleurs, les machines, loin de libérer le travailleur en réduisant son temps de travail, ne font que l’intensifier pour ceux qui restent – avec toutes les conséquences psychosociales que l’on connaît. La centralisation et la complexification de la production créent une masse de travailleurs dont le caractère improductif n’est pas perçu car ils s’approprient une part de la survaleur produite sans y avoir contribué. Cette prolifération participe également aux difficultés de la reproduction macrosociale du capital puisque la masse de valeur doit nourrir une myriade d’agents improductifs. On voit ici poindre l’impasse du paradigme énergétique.Le capital peut économiser de la force de travail ou optimiser le vecteur énergétique de l’accès aux ressources, mais pour continuer à croître chaque parcelle de la planète doit tomber entre ses mains et fabriquer une « humanité élevée au biberon du capital », c’est-à-dire privée des moyens de subvenir à ses propres besoins. Marx avait perçu cette contradiction immanente du capitalisme lorsqu’il énonce : « La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » Les capitalistes sont conscients de la limite du système mais croient encore à un salut technologique. On voit se dessiner le paradoxe fondamental de la « société antisociale » où l’intérêt particulier de chaque capitaliste contribue à la ruine du système en sapant les bases mêmes de sa reproduction. Pour l’autrice, il s’agit là du chaînon manquant entre la critique du travail et la critique de la technologie. Il ne peut y avoir ni libération du travail sur cette base-là, car le travail ne tombera jamais à zéro, ni diminution de la dépense d’énergie (ou de ressources) car le capital ne pourra décroître en valeur absolue. Ce n’est jamais qu’une diminution relative qui ne peut que ralentir l’inéluctable en perfectionnant la rationalisation de la production. Le rapport constituant du capital, articulant une minimisation relative du travail vivant à une optimisation relative de l’efficacité technologique ne peut être qu’entièrement conservé, aussi longtemps que se survit le capitalisme, ou abandonné dans la perspective d’un dépassement. Il ne s’agit pas seulement d’une affaire de limites planétaires, mais d’un paradigme énergétique qui a lui-même créé l’impasse qu’il prétend résoudre.Par ailleurs, la promesse d’un capitalisme numérisé ne tient pas. Les machines ne peuvent concourir à l’autonomisation des travailleurs car l’avancée technologique ne tarde pas à systématiser la rationalisation des tâches et la division du travail. L’allègement du travail, permis par les progrès techniques, se transforme en moyen de torture dans la mesure où la machine ne libère pas l’ouvrier du travail mais ôte au travail son contenu. Et, à mesure que les tâches se morcellent, le processus d’abstraction se renforce. L’aliénation subjective au travail, loin d’avoir disparu avec le progrès technique, a investi aussi le secteur tertiaire, cette mutation ne s’arrêtant donc pas au seuil du travail manuel non qualifié, contrairement à ce que laissent penser les tenants d’un « capitalisme cognitif ». L’aliénation rattrape toute activité soumise au même mode de production. L’ère néolibérale voit ainsi les activités de service entrer à leur tour dans le morcellement des tâches et dans l’optimisation des gestes qui caractérisaient auparavant le travail d’usine ; en témoignent en creux les mouvements de contestation des travailleurs de la santé, de l’éducation, de la culture ou de la psychiatrie confrontés à l’avancée toujours plus invasive des critères d’évaluation et de rationalisation.La finalité intrinsèque de la technologie étant la production de valeur et rien d’autre, c’est aussi pourquoi d’autres technologies, non formatées à cet objectif, peuvent stagner, régresser, coexister ou être négligées bien que connues. Le paradigme énergétique affirme donc à la fois la substituabilité des énergies et une limite absolue à celle-ci dans un système fermé tel le système Terre. La notion de « force de travail » tombe sous le coup du paradigme thermodynamique comme source d’une dépense d’énergie et sous celui de la pensée mécaniste de l’ingénierie sociale. Marx et Engels ne parviendront pas à expliciter l’articulation entre la logique énergétique et la logique de la valeur (valeur marchande abstraite non relative à l’utilité du bien mais à la quantité de travail moyen) bien qu’ils perçoivent le double réductionnisme dont procèdent l’énergie et le travail socialement égalisé en formulant notamment : « Aussi bien le “fantôme” de la valeur que la concrétude des ressources sont traités à travers la fausse évidence de leur représentation dans des coûts de production » (p. 217). Aveugles à l’articulation qui relie l’énergie au travail, ils détachent la critique des modes de production de celle des rapports sociaux et ouvrent la voie à toutes les analyses focalisées sur les seules inégalités économiques.L’automatisation généralisée du travail n’est que la dernière étape d’une histoire qui transforme le travail vivant en travail mort avec pour effet de faire passer toute l’énergie accumulée sur Terre depuis des millions d’années vers la fabrication d’une planète et d’une humanité poubelle afin de créer de la valeur. On ne réparera pas ce résultat en agissant sur l’efficience énergétique, mais en dépassant le rapport social dont s’est dotée la rationalité instrumentale moderne (morale utilitariste). L’origine de l’impasse énergétique et donc de l’ordre de ce que Michel Freitag nommait « l’oubli de la société » au sens où seule l’égalisation des facteurs de production est perçue comme domination, sans considérer l’égalisation opérée par le travail au sein des rapports sociaux. Puisqu’il est impossible de traiter isolément l’une des catégories entrant dans le mode de production capitaliste sans entraîner toutes les autres : l’abolition du travail abstrait comme synthèse des rapports sociaux ferait s’effondrer l’ensemble de l’édifice sur lequel repose la reproduction du système capitaliste et donc, avec lui, le régime énergétique et matériel dont il s’est doté.Le troisième et dernier chapitre de l’ouvrage s’attarde donc sur les conséquences d’une abolition du travail, la question étant d’appréhender la réorganisation de la société après l’abolition du travail entendu comme exigence abstraite de créer de la valeur et de gagner de l’argent pour vivre, ce qui correspondrait de facto à une sortie du capitalisme. L’expropriation capitaliste des connaissances les plus élémentaires du sujet rend difficilement envisageable une « réappropriation » des techniques actuelles – au sens où l’entend Robert Kurz pour qui le « mouvement d’appropriation » est conçu comme un processus et non comme la forme juridique limitée et superficielle de l’appropriation des moyens de production consistant à recouvrer la maîtrise réelle des forces productives. De fait, l’idée même d’une « fin du travail » nous paraît généralement encore cantonnée aux formes phénoménales de souffrances sociales et n’atteint pas la critique de la substance abstraite du travail. Son abolition supposerait l’invention d’une nouvelle organisation de la production et avec elle des techniques adéquates. En outre, la critique s’enfonce généralement dans une impasse lorsqu’elle s’efforce de passer en revue les procédés et les objets existants pour trier ceux qui lui paraissent susceptibles de survivre au capitalisme. Il n’y a aucune réponse générale à cette question car elle est mal posée. Il s’agit plutôt de savoir ce qui se passerait effectivement si les catégories du capitalisme – Travail, Marchandise, Argent, État – étaient obsolètes ou abolies. Le souci du maintien de certains acquis technologiques, qui revient souvent dans les débats, entre par exemple dans la critique nécessaire d’un sujet de la marchandise qui exige, comme usager, d’accéder à des produits dans la production desquels il n’est pas impliqué. En faisant le tri des bons usages, les postulats de la liberté individuelle semblent repris sans critique et transposés dans une société utopique où les éléments naturels seraient à disposition des individus. C’est en ce sens que la dévalorisation du travail et la fuite en avant technologique conduisent à un point de non-retour qui transforme irrémédiablement le « sujet marchandise » en une sorte d’infirme de la vie sociale, simple usager d’un système qu’il n’a aucune chance de se réapproprier.Le critère positif d’un dépassement du capitalisme s’impose donc sous la forme d’une émancipation qui n’aurait pas de précédent historique. Il est de fait impossible de réaliser « l’autonomie », entendue comme émancipation sociale, en s’appuyant sur des infrastructures qui justifieraient à la fois la nécessité de l’échange monétaire, de la division internationale du travail et de chaînes de production mondialisée, sauf à lui substituer une planification mondiale tout sauf émancipatrice. L’autrice illustre bien l’abstraction occidentale moderne qui ne peut voir dans un objet rien d’autre que cet objet, sans considération pour le système de rapports sociaux qui s’organisent autour. Du fait de la socialisation capitaliste , on attribue à une subjectivité éclairée ce qui relève en fait de rapports sociaux déterminés et c’est toute la question du rapport social qui s’en trouve occultée. Ainsi, il ne suffit pas de se débarrasser de la valeur pour que la forme-sujet du capitalisme tombe car le capitalisme étend sa griffe jusqu’à notre conscience. Dans une certaine mesure, « nous sommes nous-mêmes le capital. L’émancipation doit être pensée à partir d’une critique d’un sujet qui n’est pas extérieur au capital » (p. 22). Pour Robert Kurz, la tâche de surmonter pratiquement sa propre forme-sujet est le cœur de la critique de la société. Il s’agit du renversement d’un prétendu agent rationnel issu de la théorie néoclassique en un sujet social. La critique de la source du jugement fait donc intégralement partie de tout examen social qui constitue l’ultime critère d’une critique de la technologie et du dépassement pratique du capitalisme puisque nous sommes structurellement coupés de tout rapport sensible avec la fabrication, l’entretien et la compréhension du fonctionnement des objets que nous utilisons.C’est pourquoi « la reconquête d’une autonomie sociale ne peut se fonder que sur une prise en charge par les groupes humains eux-mêmes de leur propre reproduction et non sur sa délégation à des instances plus ou moins lointaines » (p. 302). L’autonomie comme réquisit social résout de facto le problème énergétique car, ramenées à d’autres fondements sociaux, les énergies ne sont pas développées selon leur rendement mais selon leur « signification sociale » incluant tout l’environnement physique et humain des personnes et le rapport qui les organise. Dans une société post-capitaliste libérée, la production devrait s’organiser à des échelles telles que chacun puisse avoir un droit de regard sur l’ensemble du cycle productif et que toute production se satisfasse des limites du territoire. Les valeurs d’usage tomberaient en même temps que la logique de la valeur, et donc aussi les objets liés à la consommation productive. Les activités et les ressources seraient soumises à l’appréciation des intéressés sans la médiation d’une égalisation abstraite, cette nouvelle contrainte déterminant le possible et l’impossible. Mais rompre avec le travail signifie en finir radicalement avec la forme de production qui organise la superfluité de l’humain et l’éradication du vivant. Ainsi l’argent devrait être remplacé par d’autres formes de médiation collective. Les formes d’oppression personnelle (intrafamilial, servage) ne peuvent être exclues, mais la société émancipée détiendrait les moyens sociaux de renverser elle-même les résurgences de toutes les formes non libres si elle ne délègue plus à des instances hétéronomes, nationales, supranationales ou transcendantes le soin de garantir sa liberté.En conclusion, l’autrice précise que cette critique prétend « restituer un temps qui ne se compte pas » et rendre impossible le partage autoritaire entre temps forcé et temps libre, et toute la comptabilité qu’implique ce partage. L’abolition du travail contient ainsi la possibilité théorique de rompre avec l’idée d’un progrès historique se mesurant au degré de développement des forces productives. La production redevient par là confrontée à des limites non pas morales, mais matérielles et sociales qui ne peuvent être arbitrées que par les intéressés eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière puisque les rapports de genre, les savoirs, les priorités sociales ou les modes de résolution des conflits actuels ne correspondraient pas à une réhabilitation du passé. Il ne s’agit pas non plus d’exalter une quelconque nostalgie primitiviste puisque, selon l’autrice, attribuer une immédiateté naturelle aux sociétés prémodernes n’est qu’une formation de la pensée des Lumières établissant le dogme du progrès sur la supposition raciste d’une sauvagerie à civiliser qui tend, par ailleurs, à invisibiliser et criminaliser les modes de subsistance des dernières sociétés indigènes. À ce titre, les réactions dégoûtées à toute critique de la technologie soupçonnée de vouloir « retourner à la bougie » ne témoignent que d’un « indécrottable suprématisme structurel » (p. 334). Ce qui est défendu, c’est un rapport social dont les médiations incluent l’expérience sensible de ses propres excès et, par conséquent, la possibilité de leur révision collective. Si la mise au travail – concomitante d’une longue histoire de dépossession commencée par les enclosures – est rendue impossible, alors le régime d’accumulation abstraite s’éteint dans le noyau et avec lui la promesse d’une richesse matérielle qui était entièrement formatée sur ses besoins. La simplification des modes de vie qui s’ensuivrait en serait une conséquence logique et non une fin en soi. Si le critère positif d’une société libérée ne peut être énoncé, le rapport social à inventer est celui qui peut rendre impossible l’hypertrophie du « métabolisme avec la nature ».Le livre évacue le sujet des conditions de faisabilité d’une telle société, l’autrice jugeant qu’il s’agit « d’une question d’un autre ordre » (p. 316) et que seules les préconditions de cette libération peuvent être approchées a priori à partir d’une critique des conditions existantes. Elle précise néanmoins en conclusion que l’« émancipation ne sera certainement pas atteinte sans un vaste conflit social » – doux euphémisme. Mais qu’« elle peut dès maintenant être opposée aux tenants de la valeur travail et de la fuite en avant technologique » (p. 327). Si l’on conviendra qu’une émancipation déterminée présente une contradiction dans les termes, l’autrice reconnaît elle-même ne pas avoir résolu la problématique d’échelle ni de sécurité extérieure – entendu que le degré de sophistication de l’armement actuel requiert nécessairement un complexe de défense militaro-industriel. Elle admet que le territoire ne peut être défini – mention est seulement faite d’une « taille décente » (p. 303) ou de « collectifs dont la taille reste accessible aux cinq sens » (p. 316) – avec « toute la question jamais résolue des empiétements et invasions rendant nécessaire l’invention de nouveaux procédés de résolution des conflits » – et d’ajouter : « Probablement le problème le plus fondamental à résoudre » (p. 314). Elle s’aventure néanmoins à soutenir que « l’échelle mondiale constituera la base de rapports multilatéraux de coopération intellectuelle non coercitive » et sera tout au plus « un couronnement social » (p. 315) de la société libérée. Ici on ne peut s’empêcher de pointer un certain idéalisme.Elle fait, par ailleurs, allusion à la problématique de « l’héritage empoisonné de déchets inéliminables » (p. 193) sans toutefois développer plus avant le sujet. On ne doute pas que le démantèlement de centaines d’usines Seveso et de centrales nucléaires représenterait une problématique épineuse. Si l’on peut apprécier malgré soi l’ampleur du tribut humain qu’emporterait à coup sûr toute entreprise de la sorte, éluder la question fait un peu figure de désaveu au regard de l’examen stoïque qui est offert par ailleurs, notamment quant au pragmatisme cynique dont font preuve les responsables politiques, à l’intangibilité de la nature humaine ou au constat que les sociétés libérées ne seront pas « des sociétés libres » (p. 323). On soupçonnerait, a contrario, un léger excès d’optimisme lorsqu’elle soutient que « la fin du macrosystème mondialisé supprimerait instantanément les effets écologiques et sociaux les plus patents » (p. 315), lors même qu’elle évoque plus tôt le phénomène d’inertie climatique et le déclenchement de boucles de rétroaction positive (p. 122). L’autrice semble retomber par mégarde dans les travers d’une « critique culturelle teintée de consternation morale » – qu’elle reproche pourtant quelques pages plus tôt à l’école de Francfort (p. 275) – lorsque, pour illustrer la séparation du travailleur de ses moyens de production incarnée dans une séparation abstraite entre travailleur et consommateur, elle blâme alternativement des travailleurs « se sentant légitimes à ignorer » les conséquences de ce mode de production et « méprisant » les travaux agricoles tout « en s’extasiant de l’authenticité de la campagne puis des consommateurs se contentant d’exiger des garanties de “produits finis” trouvés sur un rayon sans s’intéresser à leur production, ni être concernés par des activités tenues pour inférieures » (p. 325).Nombre d’idées développées font écho aux Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale de Simone Weil qui livrait, un siècle plus tôt, un examen des plus effroyables de clairvoyance et d’actualité sur les affres du « régime de la grande industrie ». Elle y raconte déjà les injustices du chômage, la faillite du progrès technique et scientifique, la raréfaction des ressources énergétiques et perçoit le « mur infranchissable » de l’expansion techno-industrielle (comme de tout régime oppressif). Elle relève déjà les lacunes théoriques de Marx et remarque que « la force que possède la bourgeoisie réside dans les fondements même de la vie sociale et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique » puisque c’est « le régime même de la production », basé sur la division du travail et « la culture de spécialistes », qui est à son essence. La société qu’elle esquisse intègre, elle aussi, une forme de vie matérielle dans laquelle chaque travailleur contrôlerait « ses efforts et ceux de tous les autres membres de la collectivité, où les techniques doivent être assez étroites et la culture assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités et où les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d’un esprit humain ». Elle soulève, en revanche, la nécessité de forger des armes contre les collectivités rivales et prophétise, avec pessimisme, qu’aussi longtemps qu’il subsistera une lutte pour la puissance à la surface du monde et que le facteur décisif sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités.Le mur énergétique du capital est un livre difficile, dense et qui manque cruellement de structure eu égard au foisonnement de concepts. On regrette qu’un style emphatique et jargonneux opacifie le discours contraignant souvent à un exercice, hasardeux mais nécessaire, d’élucidation (« La profusion de données est supposée pouvoir reconstituer le moment qualitatif toujours plus évanescent du savoir purement cumulatif » [p. 261] restera, par exemple, un énoncé qui ne nous aura pas révélé son mystère). En outre, l’oscillation entre exposé argumentatif, rappels historiques et réfutation de thèses fait perdre de sa cohérence au propos et la confrontation polémique à de nombreux auteurs tend à parasiter l’exposé jusqu’à une certaine redondance en fin d’ouvrage. Il s’agit néanmoins d’un livre intéressant, solidement étayé et qui offre amplement matière à réflexion. Il aurait mérité de se rendre accessible à un plus large public.

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